Le viol chez l’enfant est une problématique très complexe dans notre société. Bien que les abus soient fréquents, il est toutefois difficile d’évaluer ce fléau par des statistiques fiables. Les familles ont généralement tendance à cacher ces faits qu’elles ne peuvent/veulent pas assumer. Mais le mal est bel et bien présent pour des enfants déboussolés, dès le plus jeune âge, et qui traîneront ce boulet tout au long de leur vie. Lucie a aujourd’hui 35 ans. Abusée sexuellement par un proche voisin toute son enfance, elle a accepté de se livrer sur un cheminement psychologique machiavélique et destructeur.
Lucie, revenons d’abord sur les faits, parlez-nous de votre enfance
Ma famille est issue de la classe moyenne, avec un père qui travaillait beaucoup et une mère au foyer. Avant ma naissance, mes parents avaient déjà perdu un fils et au cours de cette période de fragilité, mes voisins de l’époque se sont rapprochés d’eux et ont gagné leur confiance. Ces derniers n’avaient pas d’enfant et proposaient régulièrement de me garder. De 6 mois jusqu’à 16 ans, j’ai donc passé beaucoup de temps en leur compagnie. Malheureusement, ce n’était pas ce qu’on appelle classiquement du baby-sitting…
Comment se comportaient vos voisins ?
Mes voisins se présentaient comme « des parents adoptifs » aux yeux de la société. Ils ont fait en sorte de tisser un lien privilégié avec moi en apportant de la présence et de la disponibilité en étant beaucoup plus cool pour tout ce qui est TV, bonbons etc… Tout ce que les gosses affectionnent en général. Pour résumer, ils répondaient à tous les manques et frustrations que je pouvais ressentir, bien que mes parents ne soient pas des Thénardier, loin de là.
Jusqu’au jour où l’irréparable a été franchi…
A l’adolescence, j’étais très perturbée, je ne bossais pas en cours, je fumais et buvais beaucoup. J’étais quasiment en rupture familiale au grand dam de mes parents et personne n’arrivait réellement à comprendre pourquoi j’étais si mal, ni moi-même d’ailleurs. Les souvenirs sont finalement remontés à la surface quand j’avais 20 ans. Je voyais régulièrement un psychiatre depuis 5 ans, mais c’est une émission radio qui fut l’élément déclencheur dans cette prise de conscience. Une femme se livrait sur les abus qu’elle-même avait occultés jusqu’à que sa fille soit en âge d’être gardée par son grand-père (le violeur). Je me posais déjà des questions sans jamais avoir de preuves, ne serait-ce qu’une image. Mais avec ce récit, je me suis rappelée de certaines choses avec mon voisin.
Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?
Surtout l’impression de perdre pied et que le Ciel tombait sur ma tête. Mais paradoxalement, le sentiment de donner un sens cohérent à mon mal-être de toujours. J’avais essayé de faire le lien entre ma sexualité déviante et mes symptômes dépressifs avec tous les hommes que j’avais connus, mais je n’avais jamais pensé à mes voisins jusqu’à ce jour.
Comment vos voisins arrivaient-ils à leurs fins sans jamais être suspectés de quoi que ce soit ?
Il y a deux éléments fondamentaux à prendre en compte. D’une part, mes voisins devaient gagner la confiance de mes parents, et d’autre part, arriver à tisser leur toile auprès de moi pour que tous ces abus restent silencieux. L’image de couple inspirait confiance et pourtant l’homme et son épouse ont joué un rôle aussi important dans les abus, sauf qu’elle ne participait pas activement à l’acte. Le couple était plutôt charismatique, intelligent et bien intégré socialement. Le fait qu’ils n’avaient pas d’enfant pouvait être interprété comme un manque maternel et paternel. La femme a toujours une image idéale auprès de la société, les gens leur accordaient donc une confiance aveugle.
Et en ce qui vous concerne ?
Comme je l’ai dit plus haut, mes voisins me donnaient beaucoup de gentillesse et d’attention pour m’amener à faire des choses sexuelles. Le voisin utilisait la curiosité naturelle d’un enfant pour la sexualité et son envie de franchir les interdits. Lors des jeux, il se tenait très proche de moi en étant très tactile. Il montrait également une volonté notoire que je ne me considère plus comme un simple bébé. Il ne m’a jamais menacée mais utilisait des processus machiavéliques pour arriver à ses fins. Et l’impression de consentement me faisait culpabiliser et m’empêchait de parler. Avec le temps, je me sentais de plus en plus mal avec les autres enfants et avec mes parents. J’avais peur d’être jugée et condamnée, je m’accrochais de plus en plus à lui, car il me donnait le mirage qu’il était le modèle idéal affectif, un père de substitution. Autre élément très choquant, il me faisait boire de l’alcool dès le plus jeune âge d’une façon vicieuse et subtile. Je trouvais donc une « liberté » auprès de lui sans avoir conscience de la gravité des faits. En ce qui concerne sa femme, elle était passive et ne me touchait pas, mais un évènement m’a particulièrement marquée. J’avais 4 ans et mon voisin était devant moi en érection, j’ai eu peur et son épouse m’a pris dans ses bras pour me rassurer en disant que tout cela n’était pas grave….
Durant toute votre adolescence, vous avez occulté ces abus, comment l’expliquez-vous ?
Cela se fait progressivement. Au début, je refusais d’y penser pour ne pas me sentir encore plus mal, puis ce mécanisme de défense s’est progressivement mis en place. Il est difficile d’intégrer des souvenirs qu’on ne peut pas interpréter. Exemple frappant, une prévention avait été réalisée au collège sur la problématique des MST. L’intervenante soutenait que si les deux jeunes étaient vierges, il n’y avait aucune inquiétude à avoir à ce niveau-là. Mais je me suis dit automatiquement qu’on ne peut jamais savoir ce qu’il s’est passé enfant… Une réaction, vous en conviendrez, assez bizarre à cet âge. Il y a toutefois beaucoup d’autres exemples à citer mais je ne m’y aventurerai pas.
Est-il possible de détecter l’abus chez l’enfant ?
Plusieurs choses sont visibles : un décalage avec les autres enfants, une situation d’échec scolaire, un manque de confiance envers les adultes, des problèmes de sommeil et d’alimentation, un intérêt précoce pour la sexualité, une pudeur manifeste ou des comportements exhibitionnistes, une maturité de réflexion et une immaturité affective… Les signes sont nombreux mais les abus ne sont pas si difficiles à déceler si les gens sont sensibilisés à la question. Pour autant, il faut déjà accepter d’envisager l’hypothèse…
Aujourd’hui, comment vous sentez-vous ?
Beaucoup mieux qu’avant, c’est certain, mais il y a toujours un mal-être latent et une fragilité qui peut ressortir à tout moment. A l’inverse, j’encaisse plus facilement les mauvais coups. Mais cela passe par des années de réflexion sur ce que j’ai vécu, des échanges avec des psy, évacuer en écrivant, avoir rencontré des petits amis de confiance qui ont compris et accepté mes souffrances. Le but de cette interview est que les gens prennent conscience de la gravité des abus chez l’enfant et de l’impact que cela a tout au long de la vie sur les victimes. Cela n’a pas lieu que dans des milieux défavorisés, les abus sont fréquents partout et sont souvent étouffés par honte ou pudeur par les familles. Souffrir en silence est une chose difficilement acceptable.
Propos recueillis par Doctor Paper