Pas un seul comprimé rond codéiné n’a traversé mon œsophage depuis un mois désormais. Si les syndromes du sevrage sont d’une dureté abominable, la suite n’est guère réjouissante. Les repères sont mis à mal, comme si l’on entrait dans une autre maison en rentrant du travail.
Quid du plaisir ? De la bonne humeur ? De l’empathie, la sympathie ? Qu’est-il advenu de l’intérêt et de la passion, qu’en est-il de la curiosité, de la force de proposition, de la créativité ? Partis, portés disparus. Je suis une carcasse neuve d’une certaine façon, certes, mais carcasse quand même, vidée des sentiments et des émotions les plus simples que l’être humain puisse connaître et ressentir au quotidien. Tout ce que la codéine m’a apporté, tous ces trous qu’elle obturait en moi-même, dessiné comme un véritable gruyère, elle l’a égoïstement emporté avec elle.
J’étais déshumanisé, déconcerté surtout, face à ce vide intérieur, l’ennui comme un gouffre énorme dans l’âme. À peine ai-je le temps de laisser passer les symptômes psychiques tout comme corporels du sevrage, que je refile à mon cerveau en guise d’offrande, des amphétamines à des fins complètement récréatives. Grave erreur ! À dix jours de ma dernière pilule, le corps n’a pas encore eu le temps de reprendre possession de lui-même. Si le “trip” est agréable sur le moment, j’en paierai les pots cassés le lendemain. L’angoisse ne tarde pas à pointer et s’ouvre en crescendo dès l’ouverture des yeux, et ce malgré mon traitement anxiolytique. Exister paraît être une charge monumentale, mon regard cerne le vide Je finis par m’allonger de travers sur le canapé dans le courant de l’après-midi, la mort au ventre. Merde ! Tout ce que j’ai enduré jusqu’ici s’étiole progressivement et semble me revenir en pleine tronche comme un parpaing. Des jours peu glorieux à me tortiller dans la morosité s’enchaînent à la recherche d’une émotion, d’une activité… en vain.
Le rendez-vous avec ma psychiatre arrivait à point nommé. Anxieux du réveil jusqu’au moment où le cerveau lâche enfin prise pour céder à l’endormissement, je prie quasiment pour qu’elle me vienne en aide. Je lui expose le raisonnement que j’ai finalement cru bon de modeler, d’après elle, lors de ma première semaine de privation : si la codéine crée du plaisir, elle génère forcément une poussée de sérotonine et ou de dopamine. La prise du Loxapac (mon neuroleptique sauveur) n’a pas été vaine : en coupant la connexion de leurs récepteurs, j’ai grandement amoindri la douleur. Je quémande ainsi un médicament supplémentaire le temps de me retrouver avec mon corps, avec mon esprit, ne tolérant pas très bien le dernier remède cité. Résultat des courses : anti-dépresseur en hausse, et Tercian à la rescousse matin, midi et soir afin de remplacer l’emmerdant producteur du “syndrome des jambes sans repos”. Par précaution, elle me prescrit de même un anti-parkinsonien. Attention, voilà un piège vicieux, car cette classe de médicaments a tendance à provoquer euphorie et bien-être, même à faible posologie. Après quelques timides abus, je renonce à les consommer tant bien que mal. Les effets ne sont pas aussi convaincants que ceux provoqués par la codéine, et c’est tant mieux. J’aurais malgré tout eu le temps de me torturer un tantinet à ce sujet.
Me voilà rassuré. Je vais pouvoir finir la tombée avec un parachute digne de ce nom. L’angoisse écartée, la concentration revient très progressivement. Je m’adonne à des activités simples pour commencer, notamment jouer aux jeux vidéo. La sensation de plaisir est loin, enfouie profondément, mais je ressens son écho. J’en déduis alors que le plaisir, quel qu’il soit, est comme un muscle. Plus on le stimule, plus il grandit et s’affirme à de multiples occasions. Pas le choix, je dois varier mes occupations. Je joue, je lis, j’écris, je tente de regarder à nouveau des films, j’écoute de la musique, je crée de la musique, je prends le temps de fumer deux cigarettes avec mon café le matin. Tout cela pour ne pas me brusquer, et surtout pour me remettre sur les rails (on se passera du jeu de mot à tendance junkie) de la vie “normale”, une vie sans addiction finalement.
Doctor Psychotropic
Crédit de une : historyofrappelz
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